Source: Human Rights Watch (HRW) |

RD Congo : Les massacres se poursuivent en dépit de l’état de siège

Au moins 739 civils ont été tués dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu depuis mai

Si le gouvernement congolais reconnaît la nécessité de sécuriser davantage les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, l’imposition de l’état de siège n’a pas permis d’y parvenir

KINSHASA, République Démocratique du Congo, 15 septembre 2021/APO Group/ --

Les attaques perpétrées contre des civils par des groupes armés se sont poursuivies dans deux provinces en proie aux conflits dans l’est de la République démocratique du Congo, depuis que le gouvernement a imposé l’état de siège en mai 2021, a déclaré Human Rights Watch. Entre l’entrée en vigueur de l’état de siège le 6 mai et le 10 septembre, divers groupes armés – dont certains restent non-identifiés – ont tué au moins 672 civils et les forces de sécurité congolaises ont tué 67 autres civils, dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, selon les données recueillies par le Baromètre sécuritaire du Kivu, une initiative conjointe de Human Rights Watch et du Groupe d’étude sur le Congo.

L’un des nombreux massacres perpétrés en août met en évidence l’insécurité persistante dans la région et l’insuffisance de la réponse militaire. Le 2 août, les Forces démocratiques alliées (Allied Democratic Forces, ADF), un groupe armé islamiste dirigé par des Ougandais, auraient tué au moins 16 civils, dont deux femmes, dans le village d’Idohu, situé dans la province de l’Ituri. Une douzaine de soldats de l’armée congolaise se trouvaient dans le village et d’autres étaient stationnés dans un camp militaire à proximité, mais ils n’ont pas empêché l’attaque. D’autres groupes armés et certains éléments de l’armée nationale congolaise ont également été impliqués dans des attaques dans la région.

« Si le gouvernement congolais reconnaît la nécessité de sécuriser davantage les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, l’imposition de l’état de siège n’a pas permis d’y parvenir », a déclaré Thomas Fessy, chercheur principal sur la RD Congo à Human Rights Watch. « Bien que le gouvernement s’efforce de dépeindre ses actions en succès militaires, bon nombre d’habitants de l’est de la RD Congo vivent toujours dans la peur constante du prochain massacre. »

Le président Félix Tshisekedi a affirmé que confier le pouvoir aux militaires permettrait de rétablir la sécurité dans la région, mais le nombre de civils tués dans les attaques est en grande partie resté inchangé. Malgré le nombre élevé de morts parmi les civils, le porte-parole du gouvernement, Patrick Muyaya, en déplacement dans la province de l’Ituri le 21 août, a déclaré que les résultats découlant de l’état de siège étaient « très encourageants » à ce jour. Le 26 août, Muyaya a déclaré à Human Rights Watch que l’état de siège était une « thérapie de choc » qui n’était pas censée être permanente. « Nous sommes convaincus que la solution ne peut être uniquement militaire, mais qu’elle doit être d’abord militaire », a-t-il déclaré.

En août, Human Rights Watch s’est entretenu par téléphone avec sept témoins de l’attaque d’Idohu, ainsi qu’avec des activistes congolais de cette zone, des députés nationaux, des membres du personnel sécuritaire et diplomatique, des fonctionnaires de l’ONU, et le porte-parole du gouvernement.

Depuis que l’état de siège a été déclaré, les données de Baromètre sécuritaire du Kivu ne montrent aucune indication que les forces congolaises ont intensifié leurs opérations militaires pour améliorer la protection des civils dans les zones les plus à risque.

« Nous avions eu des informations selon lesquelles ces ennemis [les groupes armés] étaient en route, mais [les soldats du gouvernement] ne les ont pas poursuivis », a déclaré à Human Rights Watch un activiste basé à Idohu. « À Idohu, il y avait des militaires, mais ils ont fui vers leur camp, qui se trouve à environ un kilomètre. Nous ne comprenons pas comment ils opèrent. »

Le chef des ADF a prêté allégeance à l’État islamique (EI) en 2019, mais l’étendue des liens entre les deux groupes armés reste incertaine. En juillet, les ADF ont intensifié leurs attaques contre les civils ainsi que les forces gouvernementales dans le territoire de Beni, au Nord-Kivu, avec au moins 18 incidents enregistrés et 90 civils tués rien que pour ce mois.

Le 27 août, des combattants présumés ADF ont tué au moins 19 civils et en ont enlevé plusieurs autres à Kalunguta, dans le territoire de Beni, selon l’ONU. Les médias ont rapporté que des combattants présumés ADF avaient tué au moins quatre personnes dans une embuscade contre un grand convoi civil escorté par des soldats congolais et des Casques bleus près de Komanda, en Ituri, le 1er septembre. Deux jours plus tard, les ADF auraient abattu 30 civils dans le village de Makutano en Ituri.

Des opérations militaires conjointes associant l’armée congolaise et les Casques bleus ont débuté en août dans le territoire de Beni. Les Casques bleus, déployés dans le cadre de la Mission de stabilisation de l’ONU en RD Congo (MONUSCO), fournissent un soutien aérien et logistique, des capacités de renseignement et de surveillance, ainsi que la Brigade d’intervention (FIB), une formation de combat.

Selon des informations crédibles, les troupes congolaises ont récemment utilisé des membres de la communauté Banyabwisha du Nord-Kivu, peu après qu’ils aient déserté les ADF, comme combattants auxiliaires contre les ADF dans la région de Tchabi en Ituri. Les autorités congolaises devraient enquêter de toute urgence sur l’utilisation de forces auxiliaires et démobiliser tout ancien combattant ADF, a déclaré Human Rights Watch.

Le 12 août, le mouvement citoyen Lutte pour le changement (LUCHA) a appelé les autorités à mettre fin à l’état de siège dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu. Le groupe a déclaré que malgré les promesses du président Tshisekedi, les attaques contre les civils n’avaient pas diminué et que les autorités avaient utilisé l’état de siège pour restreindre considérablement les libertés fondamentales d’expression et d’association.

Le gouvernement a également affirmé que l’état de siège visait l’élimination des réseaux militaires corrompus. Suite à une enquête menée par l’Inspecteur général de l’armée, le général Gabriel Amisi, également connu comme « Tango Four », des responsables militaires ont déclaré avoir arrêté plusieurs officiers qui auraient été impliqués dans des détournements de fonds, des malversations et le maintien de fausses fiches de paie pour des effectifs fictifs. Le gouvernement devrait veiller à ce que les individus arrêtés bénéficient d’un jugement équitable et devrait étendre les enquêtes aux officiers supérieurs de l’armée, notamment Amisi, qui font l’objet de sanctions internationales, sont impliqués dans de graves abus ou sont soupçonnés de tirer profit d’activités illégales, a déclaré Human Rights Watch.

Les autorités congolaises, avec l’assistance de la MONUSCO, devraient adopter des mesures pour rétablir la confiance avec les populations civiles en renforçant notamment les réseaux d’alerte précoce et en consultant les communautés et les organisations de la société civile sur les besoins de protection. Les autorités devraient prendre toutes les mesures possibles pour assurer une protection totale aux civils et à leurs familles, en répondant notamment rapidement à ceux qui les informent courageusement des activités et mouvements des groupes armés. Les unités de l’armée congolaise déployées en opérations devraient être soigneusement assainies pour identifier et suspendre les soldats et officiers soupçonnés d’être impliqués dans des exactions ou de collaborer avec des groupes armés.

« Le président Tshisekedi devrait recentrer l’attention sur la protection des civils et une surveillance plus stricte des militaires dans l’est de la RD Congo pour épargner de nouvelles atrocités aux communautés qui souffrent depuis longtemps », a déclaré Thomas Fessy.

Les ADF et le massacre d’Idohu

Nombre de tueries et enlèvements ont été imputés au groupe armé des Forces démocratiques alliées (ADF) dans le territoire de Beni au Nord-Kivu ces dernières années et, plus récemment, dans le territoire voisin d’Irumu, dans la province de l’Ituri.

Le 2 août en fin d’après-midi, à l’extérieur du village d’Idohu, en Ituri, des combattants présumés ADF ont enlevé et ligoté 14 personnes qui coupaient du bois à la lisière de la forêt et les ont forcées à marcher vers le village. Une fois sur la route principale, la RN4, les combattants ont exécuté les 14 villageois ainsi que deux autres dont ils ont croisé le chemin. Leurs corps ont été alignés en travers de la route. Certaines des victimes avaient été égorgées ou avaient le crâne brisé tandis que d’autres semblent avoir été tuées par balle.

« Nous coupions des arbres pour faire du charbon de bois », a déclaré à Human Rights Watch un villageois âgé de 40 ans. « J’ai entendu des bruits et j’ai eu peur, alors j’ai pris la fuite et me suis caché dans la forêt, mais les autres sont restés en retrait. Je les ai entendus crier alors que les [assaillants] s’en prenaient à eux. » Il a dit être revenu sur les lieux le lendemain matin : « C’est à ce moment-là que j’ai trouvé les corps sur la route. Trois des personnes tuées étaient des membres de ma famille. »

Le 4 août, des combattants présumés ADF ont attaqué des positions de l’armée congolaise dans la région sud de Tchabi, en Ituri, à plus de 100 kilomètres d’Idohu, tuant au moins 10 soldats et en blessant d’autres. Les ADF ont repris le contrôle de plusieurs zones, dont le village de Mapipa, selon des sources onusiennes. Deux semaines plus tôt, les forces gouvernementales avaient pourtant annoncé avoir délogé les ADF de la zone.

En juillet 2019, le chef des ADF, Seka Baluku, avait prêté allégeance à l’État islamique, qui a revendiqué les attaques perpétrées début août 2021 contre Idohu et Mapipa. Les États-Unis ont désigné les ADF comme étant affiliées à l’État islamique en mars dernier, sous la dénomination de « Daech Iraq et Syrie – République démocratique du Congo ». Entre le 13 août et le 8 septembre, une équipe des forces spéciales américaines s’est rendue dans en RD Congo pour « réaliser une évaluation de la future Équipe congolaise de lutte contre le terrorisme dont l’objectif sera de se focaliser sur DAECH-RDC ». Cependant, des experts de l’ONU ont déclaré en juin ne pas avoir trouvé de « preuves concluantes d’un commandement et d’un contrôle [de l’EI] sur les opérations des ADF, ou encore d’un appui direct [de l’EI] aux ADF sur les plans financier, humain ou matériel ».

Une approche antiterroriste contre les ADF axée sur l’État islamique risque de passer outre des facteurs à l’œuvre depuis des décennies dans les conflits qui sévissent dans l’est de la RD Congo, notamment les questions liées au pouvoir coutumier, les conflits fonciers, le soutien militaire à certains groupes armés et les guerres par procuration, l’accès aux ressources naturelles, les trafics et l’impunité généralisée pour les crimes graves.

Alors que les responsables gouvernementaux et les médias ont tendance à attribuer aux ADF la quasi-totalité des attaques perpétrées dans le territoire de Beni, des recherches montrent que d’autres groupes armés et certains éléments de l’armée nationale pourraient avoir été impliqués.

Les partenaires internationaux de la RD Congo devraient soutenir le gouvernement dans des efforts crédibles visant à enquêter sur les attaques contre les civils, établir les responsabilités et améliorer la protection des populations vulnérables, a déclaré Human Rights Watch.

Opérations militaires soutenues par l’ONU et protection des civils

Des attaques de représailles perpétrées par les ADF et des massacres de civils ont suivi les précédentes offensives militaires du gouvernement contre le groupe armé, accentuant les préoccupations relatives à la protection des civils. Le Baromètre sécuritaire du Kivu a constaté que « ces massacres [perpétrés par les ADF] ont vraisemblablement pour objectif de décrédibiliser les autorités congolaises et exercer une pression sur elles, de nuire à la cohésion des forces engagées dans leur traque, et de celle de la société ». Bien que les opérations de l’armée congolaise n’aient pas augmenté de manière significative au cours des trois premiers mois de l’état de siège, des opérations conjointes avec les soldats de maintien de la paix de la MONUSCO ont commencé contre les groupes armés dans le territoire de Beni.

Depuis janvier 2014, la Brigade d’intervention de la MONUSCO (FIB), une formation militaire onusienne plus robuste établie en 2013, a prêté assistance aux troupes congolaises dans diverses opérations dans le nord du Nord-Kivu. Cependant, la mauvaise coordination entre l’armée congolaise et la FIB a sapé la portée de telles opérations conjointes à plusieurs reprises. Fin avril, le président Tshisekedi a déclaré que la FIB « appuyer[ait] nos forces armées afin d’attaquer de manière la plus efficace qui soit ce problème de terrorisme et de violence à l’Est de notre pays ». En août, la MONUSCO a ainsi déployé des troupes tanzaniennes et kenyanes pour soutenir les forces congolaises dans des opérations offensives. L’ONU a annoncé que des soldats népalais et sud-africains viendraient renforcer la FIB dans le cadre de ces opérations.

Le 9 septembre, la cheffe de la MONUSCO, Bintou Keita, a qualifié depuis Beni l’état de siège d’« outil très important de la lutte contre l’insécurité dans l’est et notamment dans ces deux provinces [Nord-Kivu et Ituri]». Elle a ajouté qu’« il [fallait] l’acceptation de cet état de siège … [au] niveau communautaire, [au] niveau de la société civile et ceux des leaders d’opinion ».

En 2016, le Groupe d’experts des Nations Unies sur la RD Congo a constaté que le général Muhindo Akili Mundos, qui était responsable des opérations militaires congolaises contre les ADF d’août 2014 à juin 2015, avait recruté des combattants de ce groupe armé, d’anciens combattants de groupes armés locaux Maï Maï et d’autres individus « pour participer aux tueries ». Selon le Groupe d’experts, ces recrues ont été impliquées dans une série de massacres sur le territoire de Beni ayant débuté en octobre 2014, et Mundos a été placé sur la liste des sanctions de l’ONU. Mais plutôt que d’enquêter sur Mundos, le président Tshisekedi l’a promu inspecteur général adjoint de l’armée en 2020.

La MONUSCO doit respecter pleinement la politique de diligence voulue des Nations Unies en matière de droits humains lorsqu’elle soutient des opérations militaires congolaises et refuser de soutenir des unités ou des commandants susceptibles d’être impliqués dans des attaques contre des civils ou d’autres violations graves des droits humains. Les soldats de maintien de la paix de l’ONU devraient également améliorer leurs relations avec les communautés locales et veiller à ce que la protection des civils figure au cœur de toutes leurs opérations.

Démobilisation des combattants des groupes armés

Pendant des décennies, la RD Congo a manqué à la fois d’un cadre de démobilisation efficace pour désarmer les combattants rebelles et les miliciens, et les réintégrer au sein de leurs communautés, et d’un système d’assainissement qui permettrait aux autorités d’identifier et d’enquêter sur les responsables des exactions. Depuis que le président Tshisekedi a pris ses fonctions en 2019, des milliers de combattants se sont rendus ou ont manifesté leur volonté de le faire, mais n’ont pas encore été pris en charge. En conséquence, ceux qui ont déposé les armes ont souvent fini par regagner leurs groupes armés, et les autorités ont eu du mal à persuader les autres de se rendre.

Plus de 100 groupes armés continuent d’opérer dans l’est de la RD Congo. En juillet, l’administration Tshisekedi a lancé un nouveau programme de Désarmement, démobilisation, relèvement communautaire et stabilisation. Cependant, de nombreux activistes congolais ont publiquement fait part de leurs inquiétudes au sujet du coordinateur du programme, Tommy Tambwe, un ancien cadre de grands groupes rebelles soutenus par le Rwanda et responsables d’innombrables exactions au cours des 25 dernières années. Sa nomination compromet sérieusement les chances de succès du programme, a déclaré Human Rights Watch.

Déplacements massifs de populations

Le 13 août, le coordinateur humanitaire de l’ONU en RD Congo, David McLachlan-Karr, a exprimé sa « profonde inquiétude face à la recrudescence des tueries », déplorant « une forte hausse des déplacements » causés par les actions des groupes armés et des milices locales. Le Nord-Kivu compte 1,8 million de personnes déplacées internes et l’Ituri 1,7 million, dont un nombre disproportionné de femmes et d’enfants, selon le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA). « Beaucoup [de populations] ont raconté des histoires horribles d’assassinats ciblés, de viols et de tortures », a relevé McLachlan-Karr. Plus de cinq millions de personnes sont déplacées à travers la RD Congo, l’une des plus importantes populations déplacées internes sur le continent africain.

À la suite de l’attaque des ADF contre Idohu, les villageois ont fui vers la ville de Komanda, où des camps abritaient déjà des milliers de personnes déplacées. Nombre d’entre elles ont cherché refuge et sécurité au sein des communautés locales, pesant encore davantage sur les écoles, les églises et les centres de soins locaux. Environ 2,8 millions de personnes, soit la moitié de la population de l’Ituri, font face à une grave insécurité alimentaire, selon l’ONU.

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